[Emery Jacquillat, président de Camif.fr] « Cette année de crise a changé la manière de consommer »
Comment Camif.fr a-t-elle traversé l’exercice 2020, si inattendu et atypique ? Quelle est le bilan qu’elle en tire et quelles sont ses perspectives ? Son PDG Emery Jacquillat revient sur les initiatives prises dans la tourmente, et sur une année qui conforte les orientations prises par l’entreprise depuis des années – création de Camif Édition pour faire de l’éco-conception, made in France, e-commerce – et qui se traduisent par une croissance exceptionnelle de 44 %.
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Le Courrier du Meuble & de l’habitat : Quel bilan tirez-vous de l’exercice 2020 pour Camif.fr ?Emery Jacquillat : Il s’agit, pour nous, d’une année à la fois atypique et exceptionnelle. Comme beaucoup d’entreprises du secteur de l’ameublement, nous avons connu deux semaines catastrophiques au début du premier confinement en mars, avec une baisse de 50 % de notre volume d’activité. Nous avons rapidement réagi, et nous avons lancé en avril et mai la plus grosse campagne TV de notre histoire, pour faire savoir qui nous sommes et quelles sont les valeurs que nous défendons. Cela nous a permis de profiter de la reprise : l’activité est remontée en flèche, avec 200 % de croissance en mai, puis 100 % en juin, une tendance qui s’est poursuivie de façon plus raisonnable mais soutenue jusqu’à la fin de l’année. Finalement, et malgré un très mauvais premier trimestre, Camif.fr finit l’année avec une croissance de + 44 %.
Comment expliquez-vous ce retournement de tendance ?
Nous avons, bien sûr, bénéficié du report d’un important volume de dépenses des Français vers la maison. En raison des confinements et des restrictions, ils ont épargné près de 100 milliards d’euros en cumulé sur l’année, qui n’ont pas été utilisés pour partir en vacances, pratiquer des loisirs, se rendre à l’hôtel ou au restaurant… Ils ont, en revanche, décidé d’investir pour améliorer leur confort et la qualité de leur intérieur, un transfert qui s’est traduit chez nous par des ventes en hausse pour toutes les familles de produits, les canapés, les rangements, l’électroménager, le linge de maison, sans oublier les articles d’extérieur pour le jardin et la terrasse, et l’équipement du bureau, qui a connu un vrai boom en raison de l’essor du télétravail. Mais ce n’est pas tout : nos études montrent que 88 % de nos nouveaux clients ont aussi acheté chez nous par adhésion à nos valeurs, de consommation responsable, de made in France, de qualité et de durabilité. C’est, pour moi, l’enseignement majeur de cette crise : les citoyens ont pris conscience que le modèle de consommation consistant à acheter, utiliser et jeter des produits de qualité douteuse, fabriqué à l’autre bout du monde sans contrôle et qui souvent ne servent pas à grand-chose, est remis en question. Ce modèle nous a rendu dépendants, notamment de l’Asie, et il n’a plus de sens face aux défis qui nous attendent, du climat, du développement local et de la santé. Les consommateurs sont de plus en plus nombreux à vouloir connaître la provenance de leur achat, qui le fabrique et avec quels matériaux, les thèmes qui font l’ADN de Camif.fr en faveur d’une consommation responsable, pour lesquels nous avons longtemps été regardés comme des OVNI… En résumé, 2020 a été une année charnière pour passer à une ère du « consommer moins pour consommer mieux », ce qui n’est pas un recul, mais une nouvelle façon de créer de la valeur.
Comment avez-vous fait face à cette crise inédite ?
Nous avons tout d’abord pris des initiatives pour soutenir nos partenaires fabricants, dont 70 % ont fermé leurs usines en mars à cause des risques de propagation du virus, et qui ont connu une baisse brutale de leur activité d’environ 80 % à cause de la fermeture des magasins. Pour qu’ils continuent à produire et restent prêts au moment de la reprise, nous avons mis en place un plan de 7 mesures, à destination de nos fabricants français qui représentent les trois quarts de notre chiffre d’affaires : nous leur avons adressé un maximum de commandes conformément à nos prévisions de ventes, et nous avons anticipé les paiements d’une dizaine de jours pour leur donner de l’air sur le plan trésorerie. En parallèle, notre campagne TV, relayée sur les réseaux sociaux, a attiré des nouveaux clients sur notre site internet et stimulé les ventes. D’autres mesures ont été prises en interne, notamment un basculement à 100 % en télétravail, en prenant les moyens d’équiper chacun avec du bon matériel – ordinateur portable, smartphone, subvention pour une connexion Internet et l’achat d’un bureau et d’un siège adapté – et un passage aux échanges par visioconférence. Suite à une concertation, les salariés ont adhéré à 96 % à une charte interne qui établit en permanence le télétravail pour tous 3 jours par semaine. Cela montre, d’une part, la grande agilité de nos équipes à s’adapter au changement, et d’autre part qu’il y aura un bien un avant et un après crise de la Covid-19.
Le fer de lance de votre stratégie est le développement de Camif Édition. Où en est-t-on ?
Nous avons sorti en 2020 notre troisième collection, et la quatrième est en préparation pour 2021. Notre volonté est de fabriquer du meuble et des articles pour la maison autrement, et de transformer notre offre en faisant appel à toujours plus de fabrication locale, et d’articles qui sont made in France, et écoresponsables grâce à l’économie circulaire, sans oublier de faire de beaux produits qui associent du design et une dimension d’usage. Nous éditerons un premier catalogue papier avec tous nos produits Camif Édition d’une cinquantaine de pages en mars. C’est un chantier de longue haleine, car nous devons amener nos fabricants à changer le sourcing de leurs produits, en allant vers des composants biosourcés ou issus du recyclage, ce qui modifie leurs process de fabrication, mais c’est indispensable pour pouvoir réduire l’impact carbone de nos activités. Un exemple représentatif de cette démarche est notre matelas Guillaume, lancé en 2020 et fabriqué par l’industriel niortais Ebac, avec des matériaux issus du recyclage de déchets plastiques ramassés sur les plages. Les collaborateurs Camif.fr ont d’ailleurs participé à une collecte de ces déchets, un engagement qui s’inscrit dans notre statut de Société à Mission [voir encadré, ndlr]. Nous avons fait partie des précurseurs dans ce domaine, longtemps considérés comme des originaux, mais on voit bien que tout le marché évolue peu à peu dans cette direction, grâce notamment au travail réalisé par l’organisme de collecte et de recyclage Éco-Mobilier. Aujourd’hui, nos ventes de produits Camif Éditon sont en progression de + 63 %, et invitent à penser que l’économie circulaire et l’éco-conception vont devenir le nouveau standard des produits pour la maison.
Comment peut-on résumer le modèle Camif.fr ?
Notre modèle repose sur trois piliers, le premier étant l’importance de l’humain. Cette crise a montré à quel point il faut compter avec tous ceux qui travaillent pour faire fonctionner notre société. On a beaucoup parlé des personnels soignants, bien sûr, mais il faut aussi penser à tous ceux qu’on ne voit pas et qui tous les jours fabriquent, et assurent la manutention et la livraison des produits, et rendent possible le e-commerce. Nous avons fait un geste en leur direction en envoyant, chez nos partenaires fabricants, un bon d’achat Camif.fr de 50 € pour chacun de leurs collaborateurs. Nous pensons que les ouvriers français aussi doivent pouvoir acheter du made in France ! Le deuxième pilier est celui du local : la crise de la Covid-19 a montré l’importance de pouvoir s’approvisionner proche de chez soi, en circuit court, pour ne pas dépendre du grand export, et rappelé que nous avons aussi des territoires à faire vivre et des emplois à préserver. Enfin, le troisième pilier est le digital, sur lequel nous avons misé très tôt en devenant des pure players du meuble. A ce sujet, il est certain que, pendant le confinement, les consommateurs ont fait un usage massif d’internet, pour étudier les offres et passer leurs commandes. En quelques mois, le e-commerce a gagné le terrain qu’il aurait mis trois ou quatre ans à conquérir sans la crise, et le mouvement va continuer dans ce sens.
Quels sont projets pour 2021, et comment voyez-vous ce nouvel exercice ?
Nous allons continuer à investir pour être toujours plus performants dans le digital et le e-commerce. Même si cela ne se voit pas, car nous n’avons pas de magasins d’enseigne, c’est une activité qui exige des investissements élevés et continus, pour assurer notre supply chain, être toujours à la pointe des avancées technologiques, et gagner dans le traitement des commandes le temps qui permet de rester dans la course face aux géants du secteur. Nous lancerons, en septembre prochain, un nouveau site internet – qui sera la troisième évolution en 10 ans – avec des fonctionnalités nouvelles, une meilleure fluidité, et, finalement, une expérience client optimisée. Nous venons aussi d’ouvrir un troisième entrepôt pour gérer notre croissance, et pouvoir disposer de davantage de stock, et anticiper d’éventuelles difficultés chez nos fabricants. Après cette année 2020 un peu folle, nous prévoyons en 2021 une croissance d’au moins 15 %. Le rajeunissement de notre clientèle devrait se poursuivre : 45 % de nos clients ont aujourd’hui moins de 45 ans, et nos clients de moins de 30 ans sont aussi nombreux que ceux de plus de 60 ans. Cela nous encourage encore plus à promouvoir une consommation écoresponsable, qui est la seule à pouvoir garantir la soutenabilité de notre industrie, et à lutter contre la consommation à outrance, ce que nous faisons depuis plusieurs années en boycottant le Black Friday. Camif.fr défend l’idée d’une consommation utile et profitable à tous, et mise sur un citoyen averti qui consomme moins mais mieux, en un mot de façon plus libre.
[Propos recueillis par François Salanne]
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[Zoom]
Camif.fr, première Société à Mission du meuble
PDG de Camif.fr, Emery Jacquillat est aussi président de la Communauté des Entreprises à Mission. Né de la loi PACTE de 2019, ce statut s’adresse aux entreprises qui, en parallèle de la recherche du profit, se donnent pour mission d’être utiles à la société, en participant à la résolution des défis sociaux et environnementaux. Toute entreprise à mission doit donc définir une raison d’être et des objectifs associés, qui s’accompagnent de la mise en place d’un dispositif de gouvernance spécifique, composé d’un comité de mission, où siègent un salarié au moins et des personnalités externes, et d’une évaluation externe par un organisme tiers indépendant (OTI).
Rendu public le 20 janvier 2021, un peu plus d’un an après la promulgation de la loi PACTE, un premier Baromètre des Sociétés à Mission a permis de recueillir une moisson de chiffres sur ces acteurs émergeants de l’économie. Ainsi, on apprend que 88 entreprises sont devenues des sociétés à mission, avec une forte prédominance des services (79 %), suivis de loin par le commerce (12 %) et l’industrie (9 %). Leur nombre a connu une forte accélération au dernier trimestre (+ 60 %), et devrait fortement augmenter en 2021, avec pour point de mire 10 000 entreprises à l’horizon 2025.
Il s’agit d’un modèle qui n’est pas réservé aux grandes entreprises, ni aux petites, puisque 2/3 des sociétés à mission sont des TPE et des PME de moins de 50 salariés, les ETI et grands groupes devant rejoindre le mouvement à partir de 2021. Autre enseignement de ce premier Observatoire, les sociétés à mission sont plutôt jeunes, puisque la moitié d’entre elles ont moins de 10 ans, et une sur cinq est « née à mission ».
Objectifs sociaux et environnementaux prioritaires
Pour 36 % des entreprises interrogées, ce statut est un moyen de se transformer en vue de « répondre à des enjeux de transition » (sociale, écologique, économique). Suivent en proportion similaire des enjeux plus précis : « préserver des écosystèmes naturels ou des biens communs », « consolider les relations avec l’écosystème » (chaîne de valeur, partenaires, clients, ONG…), « améliorer l’engagement des collaborateurs et la marque employeur » et enfin « pérenniser des engagements » (face à des changements potentiels d’actionnaires / direction). Les raisons d’être de ces entreprises sont de répondre à des problématiques sociales dans 3 cas sur 4 et environnementales dans 2 cas sur 3, et plus de la moitié d’entre elles combinent les enjeux sociaux et environnementaux. Enfin, les entreprises à mission s’engagent aussi à œuvrer pour faire évoluer l’ensemble de leur filière. Selon le baromètre des sociétés à mission, « L’année 2020 a été celle de l’expérimentation de ce nouveau modèle d’entreprise par les précurseurs. L’année 2021 devrait être celle de l’amplification de ce mouvement et du changement d’échelle. Compte tenu des aspirations de la société et du caractère d’urgence de certains enjeux (climat, lien social…), une proportion significative des entreprises en France pourrait évoluer vers la société à mission, indépendamment de leur taille, secteur ou statut. »